Julia, 14ans, surnommée Turtle par son père Martin, vit seule avec lui suite à la mort (restée floue) de sa mère lorsqu’elle était bébé. Dans ce bout perdu du Nord de la Californie, au milieu des bois et du varech qui grignotent chaque jour un peu plus les plages, une relation exclusive, destructrice et malsaine, s’est installée entre eux, cachés qu’ils sont dans leur vieille bicoque au haut de la falaise.
Tallent a choisi de bousculer son lecteur. Ou plutôt de lui enfoncer la tête, tout doucement, dans le varech poisseux et froid, jusqu’à toucher le fond pervers et étouffant de son histoire. Mais jamais jusqu’à la noyade ou l’étouffement. Tallent sait faire remonter le lecteur à la surface, lui donner quelques souffles d’air plus ou moins frais, salvateurs en tout cas.
Et cette pression constante, cette sensation d’être toujours à chercher une prise pour survivre, c’est le quotidien de Turtle. Le lecteur, très vite, est embourbé dans la vie terrifiante, violente, sauvage, et dure de cette jeune adolescente de 14 ans.
Tout est vu par ses yeux. Une ado élevée par son père, dans un rapport de forces intenses. Où à chaque ligne, on a peur de ce qui va se passer à la suivante. Un père horrible, un pervers narcissique dans toute sa splendeur. Un personnage dérangé et dérangeant si bien retranscrit. On le voit, on le sent, on le sait. On sent son aura, son influence terrible sur sa fille, sa force, la peur qu’il distille en permanence. Sa folie.
Et Turtle, fille si dure, qui ne connaît que la violence, les armes à feu comme doudous de réconfort et de soutien, qui s’accroche hargneusement à sa vie, qui la protège comme une ourse ses petits, même si elle sait le Mal. Parce qu’elle n’a rien d’autre. Parce qu’elle se méfie de tous. Tout le temps. Parce qu’elle est détraquée, ne connaît pas l’amour, la confiance, la douceur.
L’incroyable style de Tallent, difficilement descriptible. Des phrases hachées, un rythme saccadé, comme un souffle rapide, nerveux, répétitif. La façon aussi de ne rien dire d’un coup, de donner de petites tapes, de tous les côtés, des pointes, des indices, des mots, derrière lesquels la vérité se dissimule, mais pas vraiment. Et lorsqu’enfin elle éclate, nette, claire, c’est l’uppercut, et le lecteur savait, les demi-mots étaient de petits cailloux coupants qu’il suivait les pieds en sang jusqu’au Pire. Qu’il Savait.
Tallent par le portrait de Turtle, de son père, et des autres personnages, parle, Dénonce la violence intime, cachée, celle que les autres voient et laissent faire, celle qui mène à la gangrène de tout un pays.
Alors oui. C’est vrai. Ce n’est pas un livre facile à lire. A mal dormir parfois. Mais il est époustouflant. Tellement travaillé, tellement bien mené, avec cette atmosphère incroyablement palpable.
Finalement, on en sort peut-être mal, dérangé, sonné, un peu nauséeux, de ce livre, et en même temps ce n’est pas une histoire désespérée. Il y a des portes qui s’ouvrent, des possibilités de sauvetage.
Et Tallent laisse son lecteur avec beaucoup de tendresse et d’espoir en l’humanité.
Un très grand livre.
Éditions Gallmeister (01.03.2018)
Traduit par Laura Derajinski